vu par Jacques Fontanille

A propos de Photolescopages , par Jacques Fontanille, professeur de sémiotique, ancien président de l’Université de Limoges, fondateur du Centre de Recherches Sémiotiques de Limoges, profesor honorario de l’Université de Lima.

La cacophonie des signes dans l’espace public : mélanges et rencontres

Les recherches visuelles de Jao saisissent quelques-uns des effets les plus incongrus ou malicieux de la cacophonie des signes dans nos espaces publics. Ce mélange cacophonique fait partie de notre quotidien, et la manière dont Jao le met en scène pourrait inciter à penser que, de ce fait, les espaces que nous parcourons au quotidien sont illisibles, ambigus et déroutants. Et pourtant il n’en est rien, parce que lorsque nous traversons ces espaces, nous sommes presque toujours portés par un projet (de déplacement), engagés dans une activité particulière, ou préoccupés par un problème à résoudre. Et en conséquence, nous ne percevons pas la cacophonie, nous sélectionnons directement les informations que nous attendons. Nous y sommes aidés en outre par le « genre » des objets et des inscriptions : panneaux indicateurs de lieux-dits et de communes, panneaux de circulation routière, panneaux provisoires événementiels, affiches sur les vitrines, noms de magasins, etc. Les « genres » en question nous sont indiqués par la forme et la matière du support, par son implantation, par la couleur et la typographie.
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Suspendons l’activité quotidienne en cours, oublions pourquoi nous sommes ici, en ce moment, et nous sommes alors en proie au mélange des signes. Les « genres » sont toujours là, mais hors d’usage, puisque nous ne les rapportons plus à une activité ou à un projet engagés et à poursuivre. Il ne reste plus alors que la proximité des signes, leurs relations avec leurs entours immédiats, les chocs, les contradictions et les ambiguïtés.
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Aux hasards du sens, une autre forme de vie se devine

On peut bien reconstituer les « raisons » pratiques pour lesquelles deux panneaux cohabitent sur le même poteau. […] Ces « raisons » d’horizons divers qui se conjuguent suscitent des hasards du sens ou des conjonctures de signes. Ce sont alors des « occasions » involontaires et à saisir. Autrement dit, la juxtaposition des signes est parfaitement explicable et motivée, mais celle de leur signification est un aléa qui ne procède d’aucune intention préalable. Par son essence même, l’aléa est une ouverture pour l’interprétation, et un petit événement qui n’attend que son spectateur pour signifier quelque chose. […] Sans forcer le trait plus qu’il n’est nécessaire, l’exercice photographique de Jao participe d’une forme de vie bien particulière, qui fait miroiter en toutes occasions l’existence d’autres mondes de sens que celui de notre quotidien : la dégustation des incidents de conjoncture est justement le moment propice où la porte de ces autres mondes s’entrouvre.
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L’ambivalence est mise en disponibilité

La méthode de Jao, et tout particulièrement la neutralisation des activités en cours, ainsi que les décalages de points de vue qui modifient le contexte, libèrent le potentiel d’ambivalence des signes, et rend disponible toute la diversité de leurs significations. Cette disponibilité des interprétations doit également rencontrer celle de l’interprète. Et pour cela, ce dernier doit non seulement mettre entre parenthèses pourquoi et comment il se trouve ici et maintenant, mais aussi se désaccoutumer, se défamiliariser, se défaire de toutes ses routines de lecture au quotidien. Cela aussi participe de cette forme de vie entrouverte, et qu’on peut apercevoir à condition de se rendre disponible.
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L’humour naît ici des décalages d’interprétation, des signes à double entente, et de la connivence que leur interprétation induit, entre le photographe et son lecteur. […] Cet humour suppose une défamiliarisation, et une disponibilité pour accueillir l’étrangeté des conjonctures imprévisibles et non codifées. En outre, son effet n’est pas instantané, et il impose une médiation et un délai. Le premier temps est celui de la surprise, et de la question : que faut-il confronter et mettre en relation ? Le second temps est celui de la mise en relation, et de l’interprétation : quelles sont les significations que l’on peut associer ? Le troisième et dernier temps est celui de la « dégustation de l’incident de conjoncture », le plaisir de la connivence dans l’ambivalence, et le sentiment d’assister à l’ouverture d’une autre réalité que celle du quotidien. C’est dans ce délai et au bout de cet enchaînement que se forme le sourire. Ce sourire est l’expression à la fois de la disponibilité et de la connivence dont nous faisons l’expérience, et de l’ouverture vers cette autre forme de vie entr’aperçue.

Jacques Fontanille
Le 22 janvier 2016